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Attention : presque aussi dangereuse que la Covid-19, l’Ultracred-20

Tong

Le « bon sens »

Les scientifiques sont vraiment étranges : qu’est-ce qui, à part évidemment les dizaines de milliers heures d’études après le bac pour chacun d’entre eux, les millions et millions d’heures de recherche au sein de laboratoires regroupant des milliers et des milliers de chercheurs, fonde la pertinence de leurs discours alors qu’il suffit de passer 5 minutes sur l’Internet ou les réseaux sociaux – ces cafés du commerce virtuels – pour avoir toutes les réponses aux questions que l’on se pose, quel que soit le sujet, de la part de Marie-Thérèse de la compta ou de Gérard de la logistique ?1

Comment est la Lune ? Creuse ! Comment est la Terre ? Plate ! Va-t-on appliquer les règles recommandées pour contenir la propagation d’un virus tueur ? Non (ou pas toutes) parce qu’elles sont inefficaces ! L’Internet est définitivement merveilleux : il détient toutes les réponses à toutes les questions. Mais, alors même que chacun peut à l’envi critiquer les résultats de la recherche – plus exactement de ce qu’il a pu entendre (dans les deux sens du terme) de quelques-uns (dans le meilleur des cas) – peu emploie la même énergie à s’interroger sur leur propre réflexion.

Le « bon sens » et la science

La chose n’est pas nouvelle : dans son « Discours de la méthode », René Descartes relevait au XVIIème siècle que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont ». Cela a souvent été repris au sujet de l’intelligence servant à évaluer sa propre intelligence.

Une autre façon de le dire est que l’on ne doit pas se sentir obligé de s’exprimer parce que l’on a la possibilité de le faire. Cela porte un nom : l’ultracrepidarianisme. L’histoire – délicieuse – est contée par Pline l’Ancien dans « L’Histoire naturelle » : Apelle de Cos, un peinte du IVème siècle av. J.-C., entendit qu’un cordonnier critiquait la façon dont il avait représenté une sandale (crepida, en latin). L’œuvre fut retouchée, ce qui fut interprété par le cordonnier comme une incitation à formuler de nouvelles critiques sur d’autres détails du tableau. Ce à quoi Apelle rétorqua « Nē suprā crepidam sūtor iūdicāret » (qui peut être traduit par « Qu’un cordonnier ne juge plus haut que la sandale »). Cela peut paraître méprisant. Et ça l’est : du cordonnier – dont le savoir a été reconnu – envers le peintre – dont l’art a été critiqué sans raison.

crepida

Cela ne signifie pas, bien au contraire, qu’il ne faille pas critiquer. L’épistémologue Karl Popper rappelle dans «Conjectures et réfutations» : « Le critère de la scientificité d’une théorie réside dans la possibilité de l’invalider, de la réfuter ou encore de la tester ». C’est même ce qui distingue la science de toute autre forme de croyance. Mais proposer une opinion inverse n’a jamais été un argument scientifique : c’est juste une figure de style qui permet presque toujours d’invalider cette proposition (L’eau ne remonte pas dans le robinet), parfois de contester un lieu commun sur la base d’une observation poétique :

« J’ai bien observé comment cela se passait
Quand le soleil est couché
C’est la mer qui s’assombrit
Le ciel conserve encore longtemps une grande clarté »

(Blaise Cendrars, « La nuit monte »)

Ce n’est qu’à ce titre qu’elle est intéressante.

L’ignorance de l’ignorance comme cible

On pourrait d’autre part penser que c’est ici l’ignorance qui est fustigée. Il n’en est rien : c’est même l’une des choses que nous partageons tous. La cible, c’est l’ignorance de l’ignorance. Savoir que l’on ne sait pas est le début de la connaissance. À l’inverse, avoir un avis sur tout est inquiétant ; le communiquer systématiquement devient dangereux.

Et cette situation n’est pas l’apanage de la Toile : tous les réseaux de télécommunication pêchent de la même manière. Par exemple, en mars dernier, un médecin très médiatique répondait à une auditrice d’un ton très condescendant que le virus qui interrogeait le monde entier n’était pas aéroporté. Qu’en savions-nous ? Qu’en savons-nous ? Reconnaissons au moins à ce médecin qu’il fit amende honorable quelques mois après en déclarant que, à l’époque, personne (pas plus lui qu’un autre) n’en savait rien et qu’il avait cédé à la tyrannie de la réponse médiatique impérative. Médiatique, mais non scientifique…

Une maladie contagieuse, mais qui se soigne

L’Utracred-21 – contraction formée pour l’occasion de « ultracrepidarianism » et de « disease » – est ainsi l’une des maladies de ce siècle, mais apparemment aussi de tant d’autres. Elle est très bien illustrée dans le titre d’un film des années 70 réalisé par Jacques Besnard (« C’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule »), même si le titre est probablement le meilleur moment du film. On peut néanmoins raisonnablement douter que son ironie soit aujourd’hui pleinement perceptible par tous…

 

Si cette maladie tue moins que la Covid-19, il est possible qu’elle ait quand même fait beaucoup de morts dans nombre de pays ces derniers temps et semble très contagieuse, notamment par voie électronique. Mais elle présente un avantage sur le virus : ici, pas besoin de médicaments, pas besoin de vaccins. Car, s’il est coutume de dire qu’en informatique le problème se situe souvent entre l’écran et le dossier, le mal se trouve ici entre l’oreille droite et l’oreille gauche de chacun. Là où précisément réside aussi le remède…

 

1. Ne vous méprenez pas : j’adore Marie-Thérèse et Gérard qui sont de bonnes personnes et font bien leur travail, et je n’ai rien contre la compta ou la logistique…